Il se souvient de tous les moments passés à observer la mer, dorée par la dernière lueur du jour, et de toutes ces cigarettes fumées sur le pont, le soleil disparaissant derrière l’horizon. On aurait dit que le navire flottait sur une mer d’or. À la recherche du rayon vert, Hubert fixait le lointain et se brûlait les yeux. Il ne l’avait vu qu’une seule fois. Une brève seconde où le ciel se teinta d’émeraude et tacha la mer. Depuis, il le cherche. Lorsque les conditions atmosphériques sont propices à son apparition, il s’installe face à l’océan et attend. La plage est l’endroit idéal pour ses séances d’observation. Le doux sable le ramène au jour où il est débarqué ici, sur la même plage, sur le même sable, la peau brûlée par l’eau comme s’il s’était baigné dans une mare d’acide. Il se souvient du premier visage qu’il a aperçu. De celui qui l’a accueilli à Sainte-Pélagie. Il le revoit, les pieds dans l’eau, accompagné du visage rieur de son enfant. Il s’approche doucement d’elles, de Philomène et de Laure, et s’arrête alors que ses orteils frôlent le liquide ravageur.
Il regrette de ne pas porter de chaussures.

- Attention, le monstre raffole surtout des orteils des mamans ! Les orteils des petites filles ne réussissent pas à combler son effroyable appétit.

Il recule de crainte que le monstre s’attaque à ses pieds.

Trois types de monstres marins rôdent les mers : les petits, les gros, et les ni petits ni gros. Les plus connus sont ceux appartenant aux deux dernières catégories, comme le Léviathan, le kraken et les sirènes, mais celui qui attaque les orteils des mamans est un petit monstre. Il se tient près des plages, attendant que des pieds naïfs fassent une petite trempette. Sa bouche gigantesque est pleine de dents acérées, prêtes à broyer les orteils comme les lapins croquent les carottes. Il se cache sous le sable, alors il est impossible de le voir à travers l’eau. Il n’a pas d’yeux ; il sent les petits pieds dès qu’ils s’approchent trop de lui. Seuls les marins avertis connaissent son existence et savent ce qu’il faut faire si l’on en rencontre un. Hubert est un marin averti, mais il ne peut plus toucher l’eau.

– Les carottes ne le satisferont pas.

Il les regarde patauger. Il voudrait les rejoindre pour leur montrer comment le chasser. Il reste sur la plage.

– Il faut mettre vos mains dans l’eau. Il déteste les doigts. Il partira.

C’est pour ça qu’on voit souvent les marins marcher sur leurs mains le long des plages. Ils ne veulent pas perdre leurs orteils.