Jacóba coupait du jambon, mais elle n'aimait pas ça.
Elle regardait des documentaires sur les terroristes et se demandait pourquoi sur Terre des gens se battaient, alors qu'elle ficelait des rôtis. Elle se disait parfois en souriant que la vie ne serait pas aussi belle si elle n'était pas en train d'écouter les copains d'abord en cuisinant une pintade dans le four de sa mémé. Si, aussi, il n'y avait pas Russell, et Marou, bien sûr. Elle leur trouvait à tous les deux des airs de personnages de roman. Jacóba coupait du jambon et lisait Anna Gavalda, J. K. Rowling et Agatha Christie. Jamais de littérature classique, enfin, si peu (Russell lui faisait la lecture, elle se perdait dans des récits grandiloquents, entre les épopées de Cyrano et les sourires d'Agrippine). Parfois elle dessinait, se prenait pour Rembrandt, ou Bellini. Il lui manquait un peu de patte à la Botticelli mais elle se transformait en Simone Martini. Parfois c'était Boudin qu'elle côtoyait, quand elle ne s'occupait pas de Gauguin ou même de Saint Martin. Son véritable art, elle le puisait (tout de même) dans le jambon.
Mais elle n'aimait pas ça. Non. Elle n'aimait pas ça du tout.
Jacóba avait six sœurs et trois frères (ses parents aimaient les nombres ronds). Elle était la cinquième. Il y avait María, Leandre, Anita, Abimaëlle, Hérode, Jana, Helena, Carlotta et Marcus. Ils vivaient tous dans des contrées magnifiques avec de belles maisons. Elle, elle n'avait, bien sûr, que du jambon.
Parfois sa vie lui semblait extraordinairement banale et ça la rendait triste. Elle pensait vraiment qu'elle était née ici, enfin, pas ici pas vraiment mais qu'elle était ici pour vivre une aventure spéciale. Pour ne pas finir dans une maison de retraite comme les vieux de l'île qui passaient sur le continent et se vanter d'être née sur la mer. Qu'elle allait donner au monde une toute petite étincelle. Un cadeau d'elle pour une terre si grande.
Mais bien sûr, Jacóba n'était pas au bout de ses peines.
Elle étaient née avec des jambes inertes. À l'époque les médecins de Sainte Pé n'étaient pas nombreux et c'est vers un rebouteux que l'on se tourna. Il lui mis des bouts de ferraille et des tas d'autres machins.
Elle pouvait tenir debout et marcher un peu, mais ne pouvait par exemple pas grimper en haut des collines.
Elle allait regarder la plage et les vagues se fracasser. Elle repensait au passé et à ses idées mortes. Aux belles rencontres et aux escaliers tordus.
Elle avait d'abord rencontré Marou. Elle avait compris les étincelles qui crépitaient dans le ventre des amoureux sans comprendre la mécanique du coeur. Puis elle avait rencontré Russell. Il la faisait rire quand il mettait ses drôles de lunettes. Il lui faisait penser à Philibert dans Ensemble c'est tout. Un hurluberlu tendre et charmant. Un prince. Ou un ami.
Elle ne savait pas pourquoi ils s'étaient posés là, dans son train train habituel. Pourquoi ils avaient décidé d'habiter une même maison et pourquoi les fleurs sentaient bon.
Néanmoins, Jacóba coupait du jambon.
Et elle n'aimait pas du tout ça.